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Dominique Lin

Dominique Lin

Écrivain - chroniqueur - Ateliers d'écriture


La Lune où les cerfs perdent leurs bois - Jean-Pascal Collegia, éditions sur le Fil

Publié par Dominique Lin sur 11 Mai 2016, 14:16pm

Catégories : #Chroniques livres

Ce roman est la vision de Une-Flèche, chaman amérindien et ami de Sitting Bull, qui, au seuil imminent de sa vie, raconte à sa famille ce qui va se dérouler quelques générations plus tard. Il s’agit de l’histoire de Jason Ours debout qui sera confronté dans l’avenir d’aujourd’hui à des choix, ou plutôt un choix, celui de la survie de la Tradition, du pouvoir des chamans transmis oralement dans le plus grand secret. Que fera Jason de ce pouvoir, de ce savoir ancestral empli de sagesse, de respect de la terre et des hommes, dans une société où ces valeurs ont du mal à survivre ?
Le grand-père de Jason, Œil-qui-voit-dans-la-nuit, a imprimé en lui la tradition des Lakotas, les Indiens du Dakota du Sud. Entre rituels de passage, visions et épreuves, Jason a grandi en se jouant des valeurs profondes. Gravir la montagne fut pour lui plus de l’ordre du défi sportif que de l’épreuve d’initiation, mais la nature, la faune, le souffle du vent, le silence de la plaine se sont immiscés dans sa construction d’homme.
Ce matin-là, Jason savait qu’il devait partir, retourner chez lui sans réelle explication, à plusieurs milliers de kilomètres dans le Dakota. Le voyage serait long sur sa BMW hors d’âge dont le moteur flat twin était reconnaissable entre tous.
Dans la lettre transmise par son grand-père, Œil-qui-voit-dans-la-nuit lui demandait de rapporter une poignée de terre de Ground zéro à New York, là où sa fille, la mère de Jason, s’était consumée.
Le voyage en solitaire commence dans le froid hivernal des États-Unis. Nous sommes en décembre, le mois de La Lune où les cerfs perdent leurs bois.
À New York, il rencontre une jeune femme avec qui les premiers rapports sont houleux, comme deux électrons qui s’attirent et se repoussent à la fois. Jason est étranger à cette ville, autant par les us que par les valeurs. Une fois sa poignée de terre en poche, il repart pour son long voyage à travers la moitié des États-Unis. De motels déserts en bars mal fréquentés où sa face d’Indien libre provoquera quelques rixes, Jason sera rejoint par la jeune femme de
New York pour un bout de chemin, long périple, tous les deux accrochés l’un à l’autre sur la vieille BMW. Le froid et la solitude seront leurs compagnons de voyage.
Œil-qui-voit-dans-la-nuit attend son petit-fils pour le rituel du choix ultime, le combat intérieur d’où l’on ne sort que vainqueur ou vaincu définitivement. Pour cela, toutes les forces invisibles seront présentes pour assister au passage.
Au-delà du road trip, du « roman sur la route », ce livre est une ode à la nature, à la Terre. Jean-Pascal Collegia nous propose de ressentir la sagesse des Amérindiens, de nous mettre nous aussi, lecteurs, devant ce choix de vie, dans la conscience de ce qui nous entoure, de qui nous pouvons être. Pas de leçon, juste une proposition où la philosophie de Spinoza, sous-jacente, se superpose d’une façon étonnante avec celle d’outre-Atlantique malgré l’écart spatiotemporel entre les deux.


À souligner : l’écriture poétique très imagée de Jean-Pascal Collegia sert admirablement les propos et la pensée de cette civilisation dont nous aurions tous à nous inspirer. Certains passages de contact avec la nature sont le chant de la nature elle-même.

 

Présentation de l'éditeur :
« Le bonheur, ce n’est pas être libre d’assouvir des caprices d’enfant, mais de connaître et de tenir le rôle qui nous convient le mieux. Et de ce rôle, contrairement à ce que beaucoup pensent, ce n’est pas nous qui en décidons. Il nous incombe seulement de le découvrir. Je vous l’ai déjà dit, l’avenir n’est pas écrit d’avance. Aussi est-il possible de se tromper, de ne jamais trouver son rôle. Certains choisiront de nier l’évidence au prétexte d’être libre. Il est même des hommes qui nieront un jour dépendre de la Terre et des animaux pour se nourrir, du soleil pour voir et se réchauffer, de l’eau pour survivre, des anciens pour apprendre. Mais je vous l’affirme, il n’est pas possible de ne pas souffrir d’une telle attitude. Pour tous ceux qui se trompent et que l’existence malheureuse confine à l’erreur, la Vie offre une nouvelle chance. Cette chance, c’est la souffrance. Non qu’il faille l’apprécier ou lui prêter quelque vertu rédemptrice, comme certains le pensent, mais il faut tenir compte de son message afin de changer nos comportements. Car qui ignore son langage ne connaîtra jamais la joie véritable. »
Pour Jean-Pascal Collegia, la philosophie est le chemin qui mène à la littérature. Après son essai Spinoza, la matrice (2012), la grâce d’avoir lu le « prince des philosophes » l’a conduit dans ce refuge littéraire, tout en haut d’une colline perdue au milieu d’immensités sauvages : La Lune où les cerfs perdent leurs bois.
Dans ce conte inspiré de l’histoire et de la culture des Indiens d’Amérique, on assiste au parcours initiatique de Jason, en quête de sa toison d’or : la découverte de soi et de l’autre, le dévoilement de la mémoire et du sens, la compréhension du monde dans l’intimité des choses.


La Lune où les cerfs perdent leurs bois - Jean-Pascal Collegia
ISBN : 979-10-95367-02-4
Collection : Filitté -
240 pages - 19,90 €

Premières pages à déguster
La Lune où les cerfs perdent leurs bois
Vision
Le jour pointe enfin. Les premiers rayons frappent le tipi. Malgré le froid mordant qui règne dehors, Une-flèche s’apprête à sortir. Quelques mois plus tôt, il se battait à Little Big Horn, aux côtés de Sitting Bull. À présent, c’est une certitude, ses blessures ne se refermeront plus. Beaucoup trop sont morts, trop d’amis, de femmes et de maris, de sœurs et de frères, de filles et de fils… L’âme du vieil homme est trop meurtrie pour soutenir la lutte du corps qui saigne. La vie s’en va. À présent chaque geste exige un effort démesuré, chaque respiration coûte une montagne à gravir, chaque pensée est un supplice. Une-flèche tire à lui son épaisse peau de bison. Lentement, il se dresse sur ses jambes, titube, fait deux pas dehors, devant l’entrée, ultime effort avant de s’effondrer. Il le sait, c’est fini, il n’ira pas plus loin. Le soleil caresse son visage. Il sourit. Voilà comment tout s’achève.
La veille, ils étaient tous là, sa femme, son fils, ses deux filles et tous les braves de son clan, réunis sous le tipi du vieux chef, à l’écouter livrer, le souffle court, et jusqu’aux étoiles du matin, le testament de toute une vie.
« J’ai eu une vision », avait commencé le vieil homme sur un ton grave.
« Je veux vous la raconter. Ce sera ma dernière tâche en ce monde. Vous pourrez en rire, vous pourrez en pleurer, mais retenez ceci, l’avenir n’est pas écrit d’avance, il faseye au gré du vent telle une étoffe. Ce vent, c’est vous tous, vos actes, vos pensées, le moindre sourire, la plus petite attention. Vous avez le pouvoir, chacun individuellement, et tous ensemble, de changer l’avenir que ceux qui vous ont précédés vous ont forgé. Pour vous tous, j’ai vu des jours sombres, des jours où vous croirez que l’avenir s’est figé, des jours de grande tristesse. Mais ne vous laissez pas abuser. Rien ne résiste au souffle de la Volonté. Et la Volonté est Mouvement. Rien ne sera jamais figé. »
 
Départ
Fortunes Rocks
 
« NE JAMAIS COMMENCER UNE PARTIE
SANS JOKER DANS SON JEU. »
Premier principe de vie selon Jason Ours-debout
 
Face à l’océan, dans le froid glacial de cette fin décembre, Jason Ours-debout s’était fixé une limite à la réflexion. C’était ainsi avec lui. Lorsque le sable dans sa main lui aurait glissé entre les doigts, il prendrait sa décision. Après, plus question d’y revenir.
De retour dans son modeste bungalow face à l’océan, il vida les poches de son jean, un briquet à essence, un paquet de chewing-gum, et la lettre de son grand-père, un simple feuillet fait d’un papier de mauvaise qualité, juste assez grand pour accueillir quatre lignes, comme quatre flèches lancées dans la nuit des souvenirs. La pierre du briquet crissa, une flamme jaune jaillit, qui chancela dans les courants d’air avant d’embraser le bord du feuillet. Le frêle feuillet termina sa course sur le plancher. Un minuscule point lumineux subsista le temps d’un soupir, puis, le noir complet. Soulagé, Jason s’affala sur sa couchette, rabattit la couverture sur lui, et s’endormit. Il partirait dès le lendemain.
Quatre heures du matin. S’habiller chaudement, avaler un café, attraper le sac de voyage. Le loquet en bois qui retenait la porte d’entrée résista puis céda. Mû par la seule force de la gravité, le battant s’ouvrit sur l’espace glacé de la nuit. L’obscurité était totale. Aucune étoile. Seulement la lune, masquée par d’épaisses couches de nuages, au travers desquelles filtrait un halo si pâle qu’on n’y voyait pas à un mètre. Jason avança prudemment sur la plateforme vétuste qui soutenait le bungalow. Adossé à la dune, le plateau avançait en surplomb au-dessus de la plage. Jason enjamba la rambarde au-dessus du vide et se laissa glisser jusqu’au sol le long d’un pilotis à moitié rongé par le sel. Dans le temps, la plateforme avait dû accueillir une cabane de pêcheurs, mais personne ne pêchait plus ici depuis longtemps.
Par moments, le grondement sourd de l’océan se faisait plus pressant. Une série de déferlantes claquaient si fort au large que leurs bruyants échos déchiraient le continuum sonore. Difficile de se faire une idée précise de ce qui se tramait au loin. L’écume phosphorescente, d’ordinaire disciplinée en lignes régulières, se formait çà et là sans logique apparente. L’océan décoiffé prenait des allures rebelles. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : une tempête approchait. Jason n’eut pas longtemps à attendre avant qu’il ne détecte la signature du front orageux en formation. Des rafales moites et tièdes alternaient avec des périodes plus longues de vent glacial. Il était grand temps de partir. Avec de la chance, la dépression passerait au nord, en évitant New York, mais Jason ne comptait pas dessus.
« LE JEU EST SANS MERCI. POUR S’EN SORTIR,
NE COMPTER QUE SUR SOI. »
Deuxième principe de vie selon J.O.D.
Sans plus tarder, il enfourcha sa moto, mit son casque, et tourna la clé de contact. Comme il s’y attendait, le vieux moteur flat-twin rechigna à démarrer. Question de principe. Jason attendit un peu et fit une nouvelle tentative. Le moteur s’ébranla pendant quelques secondes, avant de caler brusquement. La BMW hors d’âge ne voulait rien savoir. Il fallait faire avec. Et avec une forte marée. D’expérience, Jason savait que les flots atteindraient les pilotis du bungalow vers cinq heures du matin. Avec la tempête qui approchait, ce pouvait même être plus tôt. Il avait moins d’une heure devant lui, et cependant, il n’était pas inquiet. Il ne se sentait jamais pressé. Son grand-père disait de lui qu’il était né avec le sens du minutage dans la peau. À l’époque, Jason ne voulait pas entendre parler de ces sornettes d’Indiens. Pour lui, il suffisait d’être bon observateur pour se trouver au bon moment, au bon endroit, et partir à temps.
Jason connaissait sa monture. La vieille BMW avait sale caractère, mais elle allait démarrer. Il s’accorda cinq minutes avant de réessayer, le temps de fumer une cigarette.
Derrière lui, le sable glissait à travers les oyats en un sifflement à peine perceptible, telle une caresse sonore. Jason s’approcha pour mieux entendre. Les murmures du silence, pensa-t-il. Bientôt six ans qu’il vivait là et c’était la première fois que ces mots lui revenaient en mémoire. L’expression lui venait de son grand-père, Œil-qui-voit-dans-la-nuit. C’était curieux, tout de même. Ces derniers jours, le vieil homme n’avait cessé d’occuper une part croissante dans son esprit. Jusqu’à cette lettre, reçue la veille, où il se rappelait au souvenir de son petit-fils.
Les vastes plaines du Dakota du Sud, d’où Jason venait, et où il s’apprêtait à retourner, n’avaient rien de commun avec les dunes de Fortunes Rocks, excepté ces murmures. Murmures du silence. Ces trois mots évoquaient pour le grand-père de Jason un chant lancinant, celui du frémissement hivernal des hautes plaines du Middle West. Pour un homme ordinaire, ce frémissement ne revêtait aucun caractère exceptionnel, ce n’était rien que de banals cristaux de neige en suspension, poussés par les vents dominants le long d’étendues gelées à perte de vue. Mais pour qui savait écouter, prétendait le vieil homme, ces murmures se muaient en une complainte, celle de la Terre Mère pleurant ses enfants perdus. Jason n’en était pas là. Il n’entendait pas la Terre pleurer. Il n’était qu’à moitié Indien, et convaincu que son grand-père se trompait sur son compte en lui attribuant des pouvoirs mystérieux hérités de ses ancêtres.
Allongé sur le sable au milieu des oyats, dans le froid de ce matin de décembre, avec une marée qui montait au galop et une tempête en formation, les murmures du silence se firent murmures du passé.

La Lune où les cerfs perdent leurs bois - Jean-Pascal Collegia, éditions sur le Fil
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